« La Poste du Gothard »,  tableau signé par le peintre zurichois Rudolf Koller, date de 1873 alors que le percement du premier tunnel ferroviaire vient de commencer : depuis il a acquis un statut incontesté d’oeuvre d’art emblématique qui stimule l’imaginaire et suscite des interprétations. L’oeuvre a été commandée par la Compagnie des chemins de fer du Nord-Est pour son patron et fondateur Alfred Escher, un personnage hors du commun qui a fondé au Crédit Suisse et a promu la création du Polytechnique fédéral de Zurich. L’entrepreneur et pionnier du rail quittait alors la direction de l’entreprise pour se consacrer entièrement au financement de sa dernière aventure, la ligne du Gothard.

Le tableau montre une calèche tirée par cinq chevaux au galop qui fonce dans la descente du col du Gothard en direction de Airolo, devant un troupeau de vaches qui ont malheur de se trouver sur la trajectoire de l’attelage. Elle semble vouloir rattraper la vitesse du rail et la dépasser. Mais à ce moment-là la diligence est déjà condamnée à mort du fait du percement du tunnel ferroviaire, qui entrera en service en 1882.

La route carrossable de la Tremola, qui conduit de Göschenen à Airolo, fut construite en 1830 et elle permit au Tessin d’être relié au nord des Alpes par un service postal régulier. Car lorsqu’en 1803 Napoléon Bonaparte créa officiellement le Canton grâce à l’Acte de Médiation, le Tessin ne disposait d’aucun réseau routier digne de ce nom. Le nouveau Gouvernement décida alors que, après avoir créé le Canton, il fallait relier entre elles les principales localités qui, alors comme aujourd’hui, cultivaient un esprit de clocher très marqué. Furent ainsi construits des ouvrages comme le Pont de la Torretta qui relia Bellinzone à Locarno, et le Ponte Diga de Melide qui enjambe le lac de Lugano et qui permit l’essor économique de la région.

Au 18ème siècle déjà la traversée des Alpes fascinait des voyageurs tels que Goethe, Schiller, Turner ou Lamartine, avec le spectacle des rochers gigantesques dégoulinants d’eau au moment du dégel et du granit austère de couleur gris-vert. Goethe, en route vers l’Italie, emprunta à dos d’âne le Pont du diable en 1775, un lieu intimidant aujourd’hui encore, brumeux et effrayant, avec ses falaises et ses torrents mugissants.

Ces voyageurs romantiques se passionnaient pour l’ensemble du massif du Saint Gothard: non seulement parce qu’il donne naissance à de grands fleuves tels que le Rhin le Rhône et le Tessin, ou parce que les différentes chaînes qui constituent la puissante barrière des Alpes convergent en un seul et même point, mais aussi parce que l’on croit faussement que ses alpages abritent des bergers simples et vertueux, un peuple alpestre vivant une idylle en marge du progrès. Ainsi naquit le mythe : en Europe circulait le concept d’une Confédération dotée d’un peuple à l’état de nature, sain et heureux. Les Suisses ont ensuite adopté cette idée et volontiers ils y ont cru. L’identité suisse vient donc de l’image que les autres ont d’elle.

Le poème « Les Alpes » d’Albrecht von Haller, publié en 1729, postulait quant à lui qu’un âge d’or existait toujours dans les montagnes suisses, avec une société idéale, libre, saine et simple. Or à cette époque la vie dans les Alpes était tout sauf un paradis. Les jeunes s’engageaient comme mercenaires à l’étranger pour survivre, la mortalité était élevée, la nourriture de mauvaise qualité. Et pourtant ce fut grâce à cette route que débuta à la fin du 13ème siècle la naissance du Paradis et du bien-être helvétique. Avec celle du Simplon, la route du Gothard ouvrit les vannes vers le nord à l’économie nord-italienne. Son accès était donc de première importance. Elle fut disputée au Sud par Milan et Côme, au Nord par les Habsbourg, jusqu’à ce que les communautés d’Uri, Schwyz et Unterwald se fassent elles-mêmes actrices de leur destin en proclamant leur autonomie et en gérant les passages du col.

“Le Gothard et son environnement, sa région, constituent le décor des mythes fondateurs de la Confédération. Le serment du Grütli, Guillaume Tell, l’union des Cantons primitifs se jouent au pied de ce massif”, rappelle le professeur suisse alémanique Peter von Matt. Le Gothard véhicule par ailleurs aujourd’hui les deux notions d’ouverture et de fermeture. “Il a toujours été un col avec une dimension européenne, le lien de l’Italie avec le nord du continent. C’est grâce à lui que les savoirs, la formation en provenance de l’Italie ont été transmis.” Une histoire européenne depuis le début. Selon Peter von Matt l’image de la diligence di Gothard mélange plusieurs vitesses et donne l’impression de célébrer une époque presque révolue. Il y voit la métaphore d’une Suisse écartelée entre confiance dans le progrès et conservatisme, entre désir d’ouverture et inclination à la marginalisation. Mais d’un autre côté le Gothard se retrouve lié au mythe des Alpes défenseuses de la Suisse. Et c’est Schiller qui fit de Guillaume Tell un chasseur défendant la liberté et l’indépendance de son peuple. Et l’historien zurichois Karl Meyer complétera en 1912 le mythe du Gothard en lui associant le concept de Willensnation.

Le point de vue sur les Alpes s’est ensuite modifié au 19ème siècle. Jusque-là menaçantes, elles ont changé de visage pour devenir une nature pure. Au 18ème et 19ème siècle il était de coutume pour les jeunes aristocrates et bourgeois, notamment Anglais, d’entreprendre un voyage initiatique à travers l’Europe. Ce Grand Tour passait immanquablement par la Suisse. Les montagnes exerçaient une fascination particulière et après 1800 des alpinistes téméraires entreprirent la conquête des sommets. L’aménagement des cols de montagne et l’établissement de services de diligence rendirent ensuite la montagne accessible à un public plus large.

L’âge d’or de la calèche débuta en 1832 et se termina en 1882. Jusqu’à 70 000 voyageurs en profitèrent en 1875: mais ensuite plus jamais elle ne transportera sur le col ces touristes mitteleuropéens venus chercher, dans ce sud idéalisé par Goethe, « das Land wo die Zitronen blühen ». Des touristes qui, après avoir séjourné au Grand Hôtel National de Lucerne, montaient à bord d’un bateau à vapeur et traversaient le Lac des Quatre Cantons jusqu’à Flüelen. Pour ensuite s’engager en diligence dans les sombres vallées d’Uri et d’Urseren, avant d’atteindre le col et entamer la descente vers Airolo où les accueillait une lumière déjà lévantine, le vert brillant des châtaigniers et le bleu émeraude des torrents. Puis à Bellinzone le chemin de fer les attendait pour les conduire là où le Sud tant recherché et idéalisé commençait vraiment, sur les rivages du Lac Majeur, au Grand Hôtel de Locarno où le luxe et la végétation tropicale contrastaient furieusement avec la pauvreté des indigènes, elle aussi symbole de pureté pour ces bourgeois et aristocrates tant fascinés par leurs privilèges.

À cette époque la route du Gothard n’était qu’un maillon d’un itinéraire qui reliait Londres aux Indes en passant par Constantinople, Port Saïd, Baghdad… Aujourd’hui, 143 ans après son dernier voyage, la Poste du Gothard n’en finit pas de nous rappeler à nos origines et à d’autres façons de voyager et de découvrir le monde : en 1401 il fallait un peu plus de 30 heures pour aller à pied de Flüelen à Bellinzone ; en 1848 le voyage Milan-Bâle en diligence, chemin de fer et bateau durait quelque 50 heures ;  à la fin 2016 les temps de parcours seront écourtés entre le nord et le sud grâce au nouveau tunnel ferroviaire du Gothard. Le trajet en train entre Zurich et Milan sera alors ramené à 2h40. Le Saint Gothard restera juste un souvenir, une carte postale : on traversera le massif alpin à 250 kmh, dans un tunnel long de 57 km qui passe désormais sous les Grisons, mais qui garde le nom d’un mythe, symbole d’une Suisse écartelée entre son désir de modernité et son attachement atavique aux origines.

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Francesco Mismirigo, Lugano, 25 juin 2016

(7944 frappes, espaces inclus)