Fonte: L’Orient Le Jour, Beyrouth, 27 gennaio 2015

Le sacré ne veut la violence que pour l’apaiser. Comment ? Par le sacrifice rituel qui tient l’esprit de vengeance en respect. Là ce sont les masses ameutées qui subrogent à Dieu, à son insondable décret. Elles exercent la terreur sacrée elles-mêmes. Arif Ali/AFP

Quatre questions à…

Hamadi Redissi, politologue, professeur de sciences politiques à l’Université de Tunis, spécialiste de l’islam politique et l’un des penseurs critiques de la modernité dans le monde arabo-musulman.

Antoine AJOURY

 Du livre de Salman Rushdie, « Les versets sataniques », aux caricatures du Prophète, pourquoi l’atteinte au sacré provoque des réactions aussi violentes chez les musulmans ?

Des réactions qui semblent relever de l’énigme. Et peut-être faut-il chercher la réponse de ce côté-là ! Plutôt que du côté – quoique légitime – des conditions sociales et morales qui poussent les masses islamiques humiliées à la protestation. On ne sait pas à quoi se réfère le sacré : est-ce le consacré (muqades, Qadosh, holy) ou ce qui est interdit (haram). Durkheim dit que le sacré recouvre les deux. La notion est ample. En Tunisie, quand les islamistes ont voulu en août 2012 interdire l’atteinte au sacré, ils ont concocté un projet de loi ridicule définissant le sacré comme « Dieu, ses envoyés, ses livres et la sunna de son Prophète, l’enceinte sacrée (la Kaaba), les mosquées, les églises et les synagogues ». La loi n’a finalement pas été adoptée. Mais le flou est tel qu’on aurait pu en rajouter. Dans son inégalable livre remontant aux années trente du XXe siècle Le sacré, Rudolf Otto clarifie l’ambiguïté du sacré, à la fois mysterium fascinans et mysterium tremendum. Entouré d’un halo de mystère, le sacré fascine à travers la majesté, le charisme, le ravissement, la joie et l’exubérance. Mais le sacré porte des sentiments négatifs de tremor de peur, de stupeur, de dépendance, de frisson et d’horreur. Celui qui croit au sacré est envoûté, emporté par la hamassa ; elle prend la forme d’une frénésie sacrée, déchaînée et véhémente, mais cette furia divine, en principe c’est toujours le Seigneur qui l’exerce et c’est lui qui « fera périr misérablement ces misérables » (Matthieu 21, 24). C’est vrai, René Girard l’a dit « Le sacré, c’est la violence » dans Le sacré et la violence (1978). Néanmoins, le sacré ne veut la violence que pour l’apaiser. Comment ? Par le sacrifice rituel qui tient l’esprit de vengeance en respect. Là ce sont les masses ameutées qui subrogent à Dieu, à son insondable décret. Ils exercent la terreur sacrée eux-mêmes. À la limite, c’est une forme de « théocratie » par autodélégation collective. Nous en sommes ébranlés.

 Nous remarquons la forte mobilisation contre un dessin débile, alors qu’en Syrie, par exemple, plus de 200 000 musulmans ont été tués, sans que le monde musulman proteste. Comment expliquez-vous cette dichotomie ?

Ce dessin « débile » a une histoire. C’est vrai que Mohammad était représenté dans les miniatures persanes entre le XIVe et le XVIe siècle. Et son visage s’efface derrière un halo de lumière au XVIe à la faveur d’un tournant mystique. Le chiisme à ce jour fabrique des images très kitch d’ailleurs. La satire, c’est autre chose. L’insulte au Prophète est interdite par la tradition savante (qui est déjà une interprétation !). Elle ne peut en aucun cas justifier le meurtre. Au XXe siècle, le débat est rouvert en Égypte. Mais à propos de la représentation figurée. J’ignore s’il existe une histoire de la caricature en islam mais celle de la liberté de la religion est mieux connue. Des textes sont disponibles en surnombre à l’âge médiéval et dans les temps modernes. Ils disent tous que la foi est une question d’assentiment intime. Ils n’ont malheureusement jamais empêché la guerre civile interislamique. Il est remarquable qu’elle a toujours lieu au nom de la « vraie » foi contre sa contrefaçon. Pour un sunnite dogmatique un chiite est pire qu’un « protégé » (dhimmi). Et pour un chiite, les « successeurs » de Mohammad sont des usurpateurs. Autant dire le jihad interne est parfois plus légitime que le jihad externe. Cet extrémisme est entretenu par des enturbannés qui ne voient pas venir le boomerang. D’autres variables entrent en jeu pour alimenter la guerre, la tribu, les intérêts mercantiles et les puissances étrangères. En fait, la réaction contre Charlie Hebdo et la guerre civile interislamique sont les faces d’une même médaille : elles disent que le fanatisme en islam est un vrai fléau. Nous sommes assurément devant un déficit de culture.

Bien que le Coran ne mentionne pas explicitement l’interdiction de représenter le Prophète, comment en sommes-nous arrivés à ces interprétations conservatrices aujourd’hui ?

Très belle question. Je la reformule : qu’est-ce qui fait que le sacré survive à son propre « déclin » moderne ? Dans La tragédie de l’islam moderne (Seuil 2011), j’ai essayé d’expliquer pourquoi la tradition persiste au-delà de sa critique, pourquoi elle se maintient après la sécularisation. Par le passé, on a l’impression que la parole était libre mais ce n’est qu’une impression. Ceux qui subliment le passé « lumineux » oublient que les textes hérétiques circulaient dans le cercle des initiés. Et souvent ils font l’objet de réfutations sans qu’on ne les lise (il suffit pour cela que les copistes ne les transcrivent pas). Et quand pour une raison ou une autre la foule s’en mêle, le châtiment est exemplaire. Rappelez-vous, Averroès avait demandé dans le Traité décisif de ne pas impliquer le public (al-joumhour) aux débats théologiques. La sacralisation de la tradition a eu lieu. Elle a affecté l’ijtihad réservé aux maîtres d’écoles. Elle a sanctifié les porteurs du savoir, les ulémas, les saints, la famille du Prophète (ahl al-beit) et les shérifs. Elle s’est étendue au monde vécu par la ritualisation de la vie quotidienne, elle a sacralisé le tyran. Était-ce inévitable ? Sûrement. Toute fondation finit en tradition routinière. Est-ce une fatalité ? Nullement. Beaucoup de travail a été accompli pour désacraliser la tradition. Au fond, si on y réfléchit de près, les distinctions opérées par les réformistes et les modernistes à partir du XIXe siècle tendent à assigner des limites au sacré : la différence entre les cultes intangibles et les rapports sociaux, sujets à évolution ; le partage entre l’intention de Dieu et les finalités permettant de « suspendre » ou d’abandonner les règles anachroniques ; la distinction entre la sharî’a divine et le droit islamique, une construction humaine. Entre la religion et les sciences religieuses, entre le message et son historicité. Ce grand progrès a été phagocyté par le néotraditionalisme wahhabite. En fait, comme le dit Eric Hobsbawm, « là où les anciennes manières sont en vie, les traditions n’ont besoin ni de revivre ni d’être inventées ». Elles l’ont été par le salafisme, une réinvention de modes de vie qui n’ont peut-être jamais existé. Mais quand le dogme est figé, l’esprit en est sclérosé. Le vrai risorgimento nous l’attendons des religieux eux-mêmes ; les intellectuels à l’audience limitée ont essayé de torpiller la tradition sans succès. Je me demande si le retour de la « tradition authentique » n’y est pour quelque chose. Il tente de renouveler le corpus traditionnel en neutralisant l’effet anesthésiant de la scolastique. La voie est celle de la laïcité. Elle peut être interne à l’être-au-monde arabe comme dans l’œuvre de Nassif Nassar. Mais elle est étroite.

 Que pensez-vous des appels pour adopter « une résolution internationale » interdisant toute atteinte à l’islam, sachant que le reste du monde, le « non musulman », n’est pas lié par les lois islamiques, la charia, etc.

Rached Ghannouchi, le leader islamiste tunisien, l’a demandé après le film L’innocence des musulmans. On ne peut faire des déclarations universelles à la carte. Il faudra une résolution pour le bouddhisme et le confucianisme ! La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et le pacte international des droits civiques et politiques (1966) reconnaissent à toute personne « le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Plutôt que de s’adapter au monde, certaines autorités musulmanes veulent imposer leur vision du monde.